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Approche

Des mots à la main
par Chloé Bodart et Jules Eymard, juin 2025
Des mots à la main rassemble le travail itératif réalisé avec Emmanuelle Borne et Simon Roussin autour de six mots qui traduisent notre pratique et notre architecture. Les traits de feutre colorés de l’illustrateur Simon Roussin, à qui nous avons confié la mise en images des notions qui présentent notre travail, résultent du geste précis de la main sur le papier. Ces traces font écho à notre propre travail. Comme le précise Emmanuelle Borne, « ces explorations sémantiques mènent tout droit à l’architecture et à celles·eux qui la font ». Tout bâtiment résulte de plusieurs prises en main. Il y a d’abord la main des architectes qui esquissent et dessinent. Il y a aussi la trace de l’intervention des bureaux d’études, qui interprètent nos dessins. Puis il y a la main du maçon, ainsi que celle du charpentier et celles de tous les corps de métiers qui exécutent ces dessins. Il y a aussi celle, inspirée, des artistes que Compagnie invite depuis la conception jusqu’à la livraison. Sans oublier la main de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’usage qui signent un contrat ou un programme ; et celle des élu·es qui coupent les rubans d’inaugurations. Enfin, il y a la prise en main des usager·ères et habitant·es qui viennent investir des bâtiments qui leur sont destinés.

 

 

D’un mot à l’autre
par Emmanuelle Borne, avril 2025
Les mots obligent tout autant que l’architecture. Employé par des architectes dont les réalisations et les vocations diffèrent parfois radicalement, le lexique de l’architecture en est galvaudé. Les mots si précieux qui servent à traduire un projet deviennent mots-valises plutôt que balises d’une démarche. J’ai donc proposé à Chloé Bodart et Jules Eymard de mener un exercice de réhabilitation sémantique, en écho à la réhabilitation que l’une et l’autre défendent en tant que bâtisseuse et bâtisseur œuvrant essentiellement sur des lieux existants. Cette exploration a consisté à sélectionner quelques termes emblématiques de la démarche et de l’architecture de l’agence pour en questionner la pertinence et la véracité, et si nécessaire à les emmener vers d’autres notions traduisant plus fidèlement les engagements et la pratique de Compagnie architecture. Chaque mot en appelle d’autres, dans une dialectique qui, in fine, décrit une manière de faire architecture singulière dans le paysage de l’architecture française. D’un mot à l’autre donc, sans intelligence artificielle, mais avec l’aide du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (cnrtl) ou Le Robert pour les acceptions usuelles de chaque définition.

 

 

Lexique imagé
par Simon Roussin, juin 2025
Un terrain vierge. Un tapis volant métallique descend, une parade dans une ville maquette s’organise. Élaboration d’une liste d’idées, champs lexicaux, objets et lieux à dessiner. Réunions et échanges de mails, choix du format. Les motifs s’échafaudent : façades de bâtiments, routes tracées au sol, arbres en papier découpé. Croquis au crayon et feutre noir, esquisses détaillées et pochades de couleurs dans un format réduit sur Photoshop. Papier multi-techniques standard, feutres à eau de la marque Stabilo en supermarché. Un drôle de navire prend le large, quelques feutres de marque inconnue viennent étoffer la collection avec des mines plus épaisses et des couleurs intermédiaires, il transporte les acteurs vers de houleuses réflexions. Tout le monde participe à sa façon. Le dessin est d’abord tracé au crayon avec plusieurs repentirs. Des lignes sont encrées puis la mise en couleur vient créer les reliefs, les contrastes. Un chantier habité devient scène festive, les architectes acrobates. Une chaîne humaine se forme entre les machines de construction. Le choix des couleurs est non réaliste et soumis à la gamme limitée que proposent les feutres disponibles. On prend place dans le paysage.

Compagnie architecture

substantif féminin, masculin et pluriel

 1 Association de personnes réunies par des statuts communs. L’agence Compagnie architecture rassemble autour de Chloé Bodart et Jules Eymard une quinzaine de personnes. ● 2 Réunion, assemblée. Se trouver en joyeuse compagnie. Compagnie architecture encourage ces assemblées, pendant, avant et après la réalisation des projets qui lui sont confiés. ● 3 Regroupement d’artistes ayant un projet commun. Compagnie architecture œuvre dans le champ de la culture, pour des artistes. Elle œuvre aussi avec des artistes, pour concevoir des bâtiments et des études d’intérêt public. 

Toit

Toit © Simon Roussin

subst. masc.

 1 Ensemble formé par la charpente et sa couverture et destiné à protéger un édifice contre les intempéries.  ● 2 Partie supérieure d’un bâtiment dont les plis permettent de dégager, à l’intérieur, de l’amplitude.  3 Le toit coiffe, le socle assoit. Toit et socle fondent l’ordre architectural de Compagnie architecture. C’est ainsi que leurs bâtiments s’inscrivent dans la ville.

L’intérêt que Compagnie porte au toit est avant tout affaire de coupe. Salle de spectacle La Cabane, aux Halles de la Cartoucherie de Toulouse, salle de musiques actuelles le Quai M à La Roche-sur-Yon, en Vendée, groupe scolaire Frida Kahlo à Bruges, en Gironde : le profil de ces bâtiments est issu de la superposition de trois, quatre coupes transversales. Le dessin en coupe fait apparaître l’espace que génère le toit, l’amplitude qu’il dégage, la charpente qui le porte. Aucun des toits conçus par l’agence n’est jamais complètement plat, aucune coupe ne dessine un simple rectangle et aucun projet ne se résume à un simple parallélépipède.

 

Prenons le plissé du Quai M. Dans les premiers dessins, ce toit à plusieurs pentes, huit au total, en comptait davantage encore. Il a été simplifié mais la répétition de la double pente a été conservée. Cette couverture est à la fois une expression esthétique, c’est-à-dire une référence au caractère industriel du site, et la déclivité de son profil (45°) permet de dégager de l’amplitude au bénéfice des espaces intérieurs. C’est ainsi que la forme du toit génère des fonctions qui n’étaient pas prévues au départ. Par exemple, le catering du Quai M : alors que cet espace de restauration purement fonctionnel réservé aux artistes et aux technicien·nes est traditionnellement relégué aux coulisses, il a été, dans le Quai M, déplacé au deuxième étage où il bénéficie de la portée dégagée sous le toit. Compagnie l’a transformé en restaurant panoramique prolongé par une terrasse qui réunit des publics n’ayant pas l’habitude de s’attabler ensemble, musicien·nes, technicien·nes et bénévoles.

 

Au sein du groupe scolaire Georges Leygues à Pessac, dans la salle polyvalente, la géométrie complexe de la charpente résulte de la volonté de marquer cet angle particulier du projet. Compagnie voulait en faire un signal, un lieu offert au quartier avec ses accès ouverts au public les soirs et les week-ends. Ce toit-rotule entre la partie réhabilitée du projet (composée de toits plats) et l’extension neuve (coiffée de toits en pente) rend lisible ce qui préexistait à l’intervention des architectes. À Mérignac (Gironde), pour le projet de la SMAC du Krakatoa, on retrouve la même intention. En plan, les architectes ont créé une extension en L autour d’une salle de spectacle existante pour accueillir les nouveaux programmes (hall, loges, nouvelle salle, catering). Alors que le système constructif de la partie neuve est calé sur la trame préfabriquée de l’existant (20 mètres tous les 4 mètres), la géométrie de la couverture, avec un dessin au plissé plus accentué sur les ajouts, permet de distinguer l’existant de l’extension.

 

Autre possibilité offerte par la forme d’un toit : atténuer les gabarits des bâtiments en jouant sur la surface des façades. C’est le cas de la salle de spectacle des Halles de la Cartoucherie à Toulouse, logée au chausse-pied sur une parcelle de 30 × 30 mètres. Ici, le choix d’un parallélépipède aurait conféré au bâtiment un aspect engoncé. Compagnie a donc commencé par superposer les éléments du programme, salle de spectacle, locaux techniques, loges et catering, pour ensuite les recouvrir d’une vaste couverture. Cette cinquième façade définit le profil, chaque fois singulier, des quatre autres faces du bâtiment, en épousant les variations de hauteur des différents sous-plafonds. Un seul projet de Compagnie présente un toit plat : un concours perdu pour une salle de concert à Orléans. Mais il a été imaginé planté, festif, habité… Autrement dit, avec des émergences qui annulent sa planéité.

 

Une coiffe… et une assise. Compagnie peaufine le socle de ses bâtiments dans une composition tout à fait classique, avec un soubassement alliant base et péristyle. Ce socle est très marqué dans le Quai M, alors que pour le centre artisanal Godard, au Bouscat, c’est un simple trait, la ligne de l’auvent, qui joue ce rôle. Dans tous ces projets, l’assise est dédiée à l’accueil, et c’est elle qui tisse le rapport du bâtiment à son contexte urbain. C’est ainsi que Compagnie parvient à faire pénétrer l’espace public jusqu’aux étages. À Pessac, des salles d’activités furent l’occasion de créer des tribunes raccrochant l’étage à la cour de récréation. À Bruges, les salles de classes se prolongent à l’extérieur via de larges coursives. Une coiffe, une assise, une accroche urbaine.

Le cinquantième

Le cinquantième © Simon Roussin

art. déf. & subst. masc.  

 1 Abréviation de l’échelle 1/50. Par abus de langage, « le cinquantième » désigne, dans le jargon des architectes, l’échelle de représentation en question.   2 Échelle de prédilection de Compagnie pour les dessins et les maquettes.   3 Le cinquantième est suffisant pour définir les qualités d’un lieu tout en laissant aux entreprises, à la maîtrise d’usage et à la maîtrise d’ouvrage leur marge d’interprétation et d’exécution du projet.

Le cinquantième… et c’est tout ! Le 50e, échelle de la structure, du gros œuvre, est celle qui convient à l’expression architecturale de Compagnie, qui la préfère à d’autres échelles plus précises. Il suffit d’étudier les dessins de l’agence : au cinquantième, ils disent déjà tout de la salle de concert du Quai M, non seulement de sa charpente, mais aussi de l’ambiance du lieu à venir. Selon Compagnie, le 1/20 par exemple est une échelle qui appartient aux entreprises, aux artisan·es, à tous·tes celles.eux qui ont pour mission de parachever la mise en œuvre. Pourquoi se targuer de dessiner certains détails qui seront retouchés par celles·eux qui en ont la charge ?

 

Chez Compagnie, on préfère définir un objectif de résultat plutôt qu’un système constructif, certes en établissant un carnet de détails succinct pour des éléments particuliers, notamment les raccords entre toiture et façade, ces endroits où l’attention de l’architecte est attendue. Bien sûr, les plans au 50e sont dûment annotés et les plans d’exé sont passés au peigne fin mais le raccord de deux éléments de charpente revient… aux charpentier·ères. Aux menuisier·ères, peintre·sses, serrurier·ères, entre autres artisan·es et ouvriers·ères, d’offrir leur interprétation de la partition composée par Compagnie au 50e. Les maquettes aussi sont élaborées au cinquantième, ce qui permet de vérifier des choix constructifs tout en représentant les usages intérieurs. Ces maquettes-là, colorées, réalistes, sont un parfait outil de transmission du projet, auprès des maîtrises d’ouvrage, des bureaux d’études, des entreprises, des usager·ères, du grand public. La maquette est généralement réalisée en phase d’avant-projet définitif (APD), et sera, sur le chantier, disponible pour tous·tes. Elle est confectionnée en bois, pour ne pas rompre et casser puisqu’elle sera régulièrement déplacée, démontée et remontée. Elle représente les espaces extérieurs, déterminants dans la conception des projets. Voir le centre artisanal Godard, au Bouscat, pensé à l’image d’une place de village autour de laquelle sont disposés les différents bâtiments. La maquette au 50e permet d’ajuster les rapports entre espaces intérieurs et extérieurs, qu’il s’agisse de l’espace public ou du paysage environnant. Elle permet ainsi la création, sans les surdéterminer, d’espaces interstitiels qui vont inviter l’espace public ou la nature dans les projets et les mettre à disposition des usager·ères, loin d’une vision purement contemplative du paysage. Il en est ainsi à Bruges, depuis la possibilité de faire classe dehors offerte grâce aux larges coursives jusqu’aux différentes ambiances végétales de la cour d’école.

 

Parce qu’il permet de faire l’économie des matières rapportées, le cinquantième plaide en faveur d’une forme de vérité constructive. Avec le 20e ou toute autre échelle appelant à plus de précision encore, le risque est au revêtement excessif, à un habillage qui engage une dépense inutile. Enfin, s’en tenir au cinquantième favorise l’appropriation du bâtiment par ses usager·ères car l’échelle extrait le projet d’une architecture trop prescriptive pour le réserver à des usages et des évolutions qui ne s’anticipent pas. Le cinquantième pour dire : « voilà ce qu’on vous met à disposition ».

Désaxement

Désaxement © Simon Roussin

subst. masc.  

 1 Processus ou état résultant de la modification de l’axe ou de l’orientation initiale d’un objet.   2 Au sens figuré, modification d’une situation, entraînant une déviation par rapport à une norme préexistante.  ● 3 Introduction, dans le projet, d’agents non-architecturaux.

La notion de désaxement adresse plusieurs choses. Tout d’abord, au sens premier d’état résultant de la modification de l’orientation d’un objet, le désaxement signifie la modification de l’axe d’un ou plusieurs bâtiments sur un site, comme l’illustre le plan masse du groupe scolaire Frida Kahlo à Bruges. Ici, Compagnie devait répartir cinq volumes pour faire projet, ce qu’elle a fait selon trois trames aux orientations distinctes, déviations initiales qui engagent d’autres désaxements encore, de coursives ou de charpentes par exemple. De plans a priori orthogonaux, on parvient à un dessin plus organique, qui organise les différents volumes du groupe scolaire autour d’une cour de récréation aux espaces variés.

 

Il n’y a pas que les plans qui échappent à la trame : l’escalier de secours de La Cabane à Toulouse est aussi le résultat d’un désaxement, celui-là au sens figuré autant que réel, de désalignement par rapport à la norme. Sur cette parcelle aux dimensions 30 × 30 m, l’issue de secours semble se faire la malle en échappant à la grille qui régit le dessin. En effet, les architectes ont profité de la contrainte pour dé-normer les règles de conception mises en place jusqu’alors. Au centre artisanal Godard, c’est la couleur qui apporte cette exception à la règle, avec un auvent bleu qui introduit une dimension expressive dans un ensemble orthonormé.

 

Enfin, le désaxement désigne le recours à d’autres intervenant·es qu’à celles·eux qui interviennent d’ordinaire sur le chantier. Compagnie invite régulièrement des artistes à venir perturber le projet, non pas de façon additive (le 1 % artistique) mais plutôt à la manière d’agents extérieurs venant, en cours de route (pendant la phase de diagnostic et/ou de conception, au cours des études, pendant le chantier, à l’issue de la livraison), modifier la formule architecturale escomptée. La fresque réalisée par le plasticien Malte Martin sur le mur aveugle du Quai M, côté rails, illustre le propos. Ce mur résulte du positionnement du bâtiment en limite de parcelle pour laisser la part belle au parvis d’accueil au sud, ce qui, en vertu du PLU, impliquait qu’il soit dépourvu d’ouvertures au nord. Sur cette surface s’élevant, sur 40 mètres de long, jusqu’à 15 mètres de haut au niveau des faîtages, l’artiste a proposé, avec des zigzags noirs peints sur le béton gris, une œuvre polysémique. On peut y voir la réinterprétation du plissé du toit ou un écho aux oscillations musicales du programme. Ce qui nous intéresse davantage est la nouvelle perception du bâtiment que propose l’artiste, ses vibrations graphiques donnant l’impression d’un mur en quinconce visible depuis les trains. Ici, le désaxement provient d’un travail graphique, ailleurs, il sera porté par un choix de couleurs. Comme au sein du groupe scolaire Georges Leygues à Pessac, où la gamme de couleur a été travaillée en écho au travail colorimétrique mené par Le Corbusier à la cité Frugès.

 

C’est que la ville est par endroits bien triste. À rebours des tendances, Compagnie y injecte de la couleur et des formes qui échappent, en partie, à la trame. Cette esthétique singulière rend difficile le classement des architectures de Compagnie au sein des familles de la scène architecturale française actuelle – ni architectures-objets, ni bâtiments-trames peaufinés au 20e, ni tout à fait réalisations biosourcées préférant la matière au dépouillement formel autant qu’au produit manufacturé ; l’expression architecturale de Compagnie procède surtout d’une volonté de rendre lisibles ses choix constructifs. Cette vérité constructive n’est pas seulement démonstrative : elle garantit la pérennité des édifices. Charpentes apparentes, chemins de câbles débarrassés de faux-plafonds : il sera plus aisé, à l’avenir, de réhabiliter une structure qui dit ce qu’elle est, ainsi dénuée de revêtements et ajouts divers. Il sera plus aisé de changer une pièce, de réparer sans recourir à l’expert. Enfin, l’architecture ainsi rendue intelligible est offerte à la compréhension de celles·eux qui l’habitent, loin des détournements experts qui, par leurs camouflages savants ou maladroits, réduisent l’habitant·e au·à la non-sachant·e.

Usage (maîtrise d’)

Usage (maîtrise d’) © Simon Roussin

subst. masc. & subst. fém.  

 1 Action de se servir de quelque chose, utiliser, employer. En architecture, le terme se rapproche du mot occupation, qui signifie le fait de résider dans un lieu.   2 L’usager·ère est celui·elle qui se sert d’un lieu qui lui est destiné. L’expression « maîtrise d’usage » (MU) reconnaît aux représentant·es des usager·ères une compétence de même importance que celles de la maîtrise d’ouvrage (MOA) et de la maîtrise d’œuvre (MOE).   3 La maîtrise d’usage endosse un rôle déterminant dans la conduite de chantiers culturels.

La maîtrise d’usage est l’instance de représentation des usager·ères pour lesquel·les un bâtiment est conçu. Pour autant, elle n’est pas toujours compo­sée de ces usager·ères finaux·ales. Pour le projet de l’école Frida Kahlo à Bruges, Compagnie avait pour interlocuteur·rices principaux·ales, outre la maîtrise d’ouvrage représentée par la Maire de Bruges Brigitte Terraza, les membres du périscolaire et de la restauration scolaire, sans oublier le recteur d’académie. Les échanges avec les enseignant·es et les élèves ont eu lieu dans un second temps. Il est important pour Compagnie que les rôles de chacun·es soient clairement définis : celui de la maîtrise d’ouvrage, chargée des arbitrages financiers, n’est pas à confondre avec celui de la maîtrise d’usage, généralement chargée de rédiger le programme. Et si les échanges avec cette dernière sont déterminants, il n’est pour autant pas question de co-conception : l’architecture (sa conception et sa réalisation) revient aux architectes. À ce titre, Compagnie se réserve le droit (à vrai dire, elle s’en fait même un devoir : voir la définition de contestation) de venir redéfinir le programme.

 

Mais alors, quelle est la marge de manœuvre de la maîtrise d’usage ? Outre son rôle incontournable dans la mise en place du programme, elle dispose d’un droit de regard sur la scénographie, les espaces extérieurs, les aménagements intérieurs. Des pis-aller ? Plutôt qu’opter pour une vision manichéenne balançant entre co-conception ou conception autoritaire, Compagnie plaide en faveur d’une architecture de la transmission. Que ce soit pour le Krakatoa ou la Manufacture CDCN de Bordeaux, l’agence a mené différents ateliers thématiques (projet architectural, acoustique, scénographie, etc.) pour expliquer ses choix et favoriser l’appropriation future du projet. Cette écoute active (il s’agit de convaincre tout en se montrant attentif·ve aux désirs ou aux récriminations) ne s’arrête pas à la livraison. L’agence prévoit généralement un retour d’expérience plusieurs mois ou plusieurs années après la livraison. À Bruges par exemple, des visites ont été organisées avec les élus, les services techniques, les équipes enseignantes et celles du périscolaire pour consigner le retour d’expérience, qu’il s’agisse des bénéfices issus des classes menées en extérieur, ou des écueils du bâtiment, comme les bruits d’impact sur le plancher en bois. À La Roche-sur-Yon, ces retours ont permis des ajustements plus techniques, d’ordre acoustique.

 

Enfin et non des moindres, il est un temps des projets où l’intervention de la maîtrise d’usage est déterminante : le chantier. Depuis ses débuts, Compagnie propose de conduire des chantiers culturels. À vrai dire, l’agence bordelaise partage avec d’autres ancien·nes de l’agence Construire cette manière toute particulière de faire de la phase des travaux le support d’une programmation culturelle. L’origine en remonte à la scène nationale Le Channel, à Calais, qui fut le lieu d’une intense vie artistique et intellectuelle. Parmi les projets où Compagnie a pu embarquer MU et MOA, les travaux de l’école Frida Kahlo de Bruges furent, en 2021 et 2022, un lieu de spectacle et de festivités grâce au concours de l’Espace culturel Treulon, et à l’intervention, entre autres, de la compagnie circassienne la Smart Compagnie. C’est aussi grâce à la pugnacité du directeur du Quai M Benoît Benazet, représentant de la maîtrise d’usage, que le chantier de salle de concert de cette SMAC a pu recevoir, malgré les fortes contraintes dues au confinement en vigueur, les musiciens du groupe The Green Line Marching Band en septembre 2021. Quant au chantier du Krakatoa, mené entre 2025 et 2026, il aura été émaillé de « temps forts », d’abord « le premier son » organisé pendant le gros œuvre, avec un concert dans la salle de spectacle à découvert en avril 2025. Sans oublier les projections de films de l’artiste Olivier Crouzel montrant les mains œuvrant sur le chantier. Deuxième temps fort : une fête organisée en octobre 2025 a combiné spectacle de danse, installation visuelle et fête dans la rue. Enfin, en janvier 2026, une fois le clos couvert réalisé, est prévue une « immersion » avec visite commentée et chantée. La Manufacture fera aussi l’objet d’un chantier culturel, avec notamment l’intervention des chorégraphes Ambra Senatore et Agnès Pelletier et sa compagnie Volubilis. Ces interventions artistiques et culturelles sont toujours conçues pour présenter le projet à venir et transmettre le bâtiment à la maîtrise d’usage. Outre les temps forts, des visites de chantier conduites en binôme avec les architectes assurent la transmission de l’histoire du projet : une fois réceptionné, le bâtiment sera déjà familier, adopté, approprié… en somme aimé.

Permanence (les communs, acte I)

Permanence (les communs, acte I) © Simon Roussin

subst. fém.  

 1 Caractère de ce qui demeure ou de ce qui fonctionne sans interruption pendant une période de temps longue et indéterminée.  ● 2 Par extension, la permanence architecturale est une manière de construire en habitant, et vice versa, initiée par Patrick Bouchain et qui a fait de nombreux·ses émules.  ● 3 La permanence s’assortit chez Compagnie d’autres ressources pour composer à la fois la démarche et les moyens déployés par l’agence pour faire projet.

La permanence architecturale telle que la pratique Compagnie provient du temps où Chloé Bodart travaillait auprès de Patrick Bouchain au sein de Construire. À l’époque, c’est-à-dire dès 2004 avec la scène nationale Le Channel à Calais, la permanence architecturale désignait un chantier habité et le lieu de la mise en place du programme. Elle est depuis devenue un héritage partagé et interprété à leur façon par chacun·e des ancien·nes collaborateur·rices de Bouchain (Loïc Julienne, Encore Heureux, Sophie Ricard, Nicole Concordet, les collectifs Etc et Barbara…). Ainsi que l’écrivaient Chloé Bodart, Sébastien Eymard, Edith Hallauer et Sophie Ricard dans les actes de la rencontre sur la permanence architecturale organisés en 2015 au Point Haut, à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire) : « la permanence est un travail complexe dans lequel chacun apprend de l’autre, sans que soit établie à l’avance la finalité de nos actions, qui s’inscrivent dans un processus de continuelle remise en question des objectifs. C’est un travail peu reconnu par les écoles, alors que c’est là que résident d’après nous les fondements de ce que devrait être le métier d’architecte ». Il n’y a pas une seule forme de permanence mais tous·tes partagent le principe suivant : « habiter pour construire, construire en habitant », étant entendu qu’habiter ne signifie pas toujours séjourner sur place mais plutôt faire place, pendant la phase des travaux, à d’autres formes d’appropriation. Le chantier culturel, c’est-à-dire le chantier comme objet même d’une programmation culturelle, à l’instar de celles qui ont été montées avec les équipes du Krakatoa, de la Manufacture ou de Bassens, est l’une des manifestations de la permanence architecturale.

 

Dans le cas de Compagnie, la permanence a évolué en s’enrichissant pour finir par désigner l’ensemble des ressources et actions mobilisées et déployées par Compagnie pour faire projet. Le terme de permanence paraît donc ici inadapté et nous lui préférons celui de communs. La maquette est l’un de ces communs. Élaborée au 50e, elle est présentée sur tous les chantiers pour favoriser la transmission du projet. Elle peut aussi évoluer pendant les études, comme ce fut le cas des études pour la réhabilitation d’une friche en tiers-lieu à Sainte-Livrade-sur-Lot (Lot-et-Garonne), où une maquette évolutive était actualisée tous 15 jours suite aux échanges avec les différent·es intervenant·es. Parmi les communs, la constitution d’une culture de projet partagée se met en place en amont, Compagnie organisant pour les différent·es acteur·rices du projet, dès la phase d’études, des visites de bâtiments similaires, qu’ils aient été réalisés ou non par l’agence. Une fois le projet livré, Compagnie a pris l’habitude d’y faire venir d’autres futur·es maître·sses d’ouvrage et d’y embarquer ses propres collaborateur·rices pour enrichir la culture partagée de l’agence. Et bien sûr, pendant les travaux, des visites de chantier sont conduites avec régularité pour l’ouvrir à tous les publics. La permanence architecturale est aussi le lieu d’ateliers thématiques à destination de différents publics. La cité de chantier est le nom que Compagnie donne à la base vie qui abrite, outre des réunions et les ateliers organisés autour de la maquette, différentes festivités. Enfin, des objets éditoriaux viennent consolider ces communs, comme les Cahiers de chantier qui ont scandé les travaux du groupe scolaire Frida Kahlo à Bruges entre 2020 et la livraison du groupe scolaire à la rentrée scolaire 2022, ou les 16 Gazettes de chantier qui ont été distribuées à Pessac, notamment auprès des parents et dans les classes, pour présenter les enjeux du projet architectural ainsi que les différents corps de métier à l’œuvre. Enfin, les déjeuners de chantier, au rythme d’un par trimestre environ, offrent une rare occasion de réunir élu·es, maîtrise d’ouvrage et entreprises à la même table.

 

Ce processus de création de communs peine à trouver sa place dans les budgets. C’est qu’il est difficile à valoriser a priori auprès des maîtrises d’ouvrage, qui en constatent toujours la pertinence a posteriori. Cette façon de faire culture commune, articulée autour de la permanence architecturale, soulève parfois la défiance des entreprises : et si cela détournait du seul objectif qui compte, entendu réaliser le projet ? Une fois détrompé·es, celles·eux qui testent les communs – posez donc la question à l’entreprise générale Dune Constructions – en redemandent. C’est qu’il y dans ce terrain-là le terreau d’un projet fédérateur.

Les communs (acte II)

Les communs (acte II) © Simon Roussin

subst. masc. pluriel

 1 Les communs, commons en anglais, désignent les ressources naturelles et/ou culturelles gérées collectivement par une communauté.  ● 2 Les communs se révèlent à celles et ceux qui pratiquent l’écoute active.  ● 3 L’acte III des communs portera sur la façon de les représenter. Affaire à suivre.

Les communs déployés par Compagnie pour consolider une culture partagée du projet, sont, sous une autre forme, l’enjeu des projets urbains. Depuis 2016, l’agence est engagée dans l’élaboration de stratégies urbaines à plusieurs échelles, notamment pour la définition de plans-guides. Que ce soit des périmètres intercommunaux, communaux (Bretagne-de-Marsan dans les Landes, ou Ruffec, en Charente) ou des quartiers (comme le centre-bourg de Bassens ou le secteur gare d’Ambarès-et-Lagrave, au sein de la métropole bordelaise), il s’agit de revitaliser des cœurs de ville en déshérence, des zones inscrites en renouvellement urbain et des entrées de ville déqualifiées. À l’opposé de stratégies définies ex-nihilo, Compagnie commence par un travail d’enquête qui repose sur une écoute active à la recherche de ressources collectives – qu’elles soient naturelles, culturelles ou sociales. C’est à partir de l’identification de ces communs que la stratégie urbaine est déployée. L’eau, les zones humides, le paysage s’avèrent dans cette optique autant des enjeux de diagnostic que de projet. Ainsi, en 2021, l’agence était mandatée pour étudier le devenir de l’îlot des Genêts, à Parempuyre (Gironde), une ancienne zone agricole bordée par des pavillons. La question portait sur le devenir de ces parcelles intérieures : comment les densifier et éviter leur mitage ? Compagnie a identifié une ancienne route gelée qu’elle a proposé de transformer en « chemin des écoliers » pour désenclaver l’îlot, traversée verte autour de laquelle s’articule une stratégie de densification composée d’habitat semi-collectif et de poches de dilatation intégrant les zones humides.

 

Nature et culture. À Bassens, où Compagnie a été mandatée par la commune, avec La Fab et Bordeaux Métropole, l’agence va expérimenter – ce sera une première – la « clause culture » mise en place par le POLAU, lequel œuvre à son intégration dans les marchés publics. Cette clause culture consiste à intégrer des démarches culturelles dans les projets d’aménagement, à la fois pour les enrichir et assurer leur intégration dans leur environnement social et humain. Autrement dit, il s’agit de mettre en valeur les ressources qui fondent une communauté : les communs urbains, culturels, sociaux et humains. S’appuyant sur le travail conduit in situ par les artistes invité·es, dont la compagnie Mycélium, le « plan-guide » qui en émergera s’apparentera davantage à une enquête menée en recherche-action qu’à l’outil d’aménagement habituel.

 

Ces communs urbains complètent un chemin de l’eau révélé par une étude de terrain, communs ensuite formalisés dans une « carte de diagnostic ». À Bretagne-de-Marsan, où le pôle commercial est distinct du centre-bourg, la résidence et sa formalisation ont permis de montrer que l’intégration de ce pôle décentré n’était pas, contre toute attente, la meilleure option. Grâce à l’écoute active accordée à la parole des habitant·es (il ne suffit pas de recueillir cette parole, encore faut-il lui donner crédit) – et grâce à la forte mobilisation des élus et à celle de la population pour les restitutions – il s’est avéré que le décentrement initial de ce pôle était déjà tout à fait stratégique, en matière d’accès comme de visibilité à l’échelle intercommunale.

 

Compagnie n’en est qu’aux prémices de ses explorations urbaines. En effet, la manière de recueillir la parole habitante et d’en faire projet se conforme difficilement aux représentations canoniques. L’agence doit imaginer de nouvelles façons d’incarner les récits qu’elle déploie dans le cadre de ses recommandations urbaines. Quelles représentations pour illustrer des stratégies urbaines centrées sur le soin ? Voir par exemple le projet d’Ambarès-et-Lagrave, qui intègre dans l’aménagement urbain proposé sur le site de l’IRSA (Institut Régional des jeunes Sourds et Aveugles) des préconisations et des dispositifs autour des odeurs. Un urbanisme centré sur le care et la culture, pratiquement inédit en France (voir à ce titre le travail du POLAU), est sans doute difficile à représenter via les cartographies canoniques. Or on sait que représenter, comme désigner une chose, par les mots ou l’image, est indispensable pour que la chose existe. Compagnie fait partie de celles et ceux qui, à la chose, cherchent le juste mot et la bonne image.

(esprit de) contestation

subst. fém.  

 1 Action de mettre en cause, de contester.   2 Action de s’écarter de l’ordre ou du modèle établi pour expérimenter.   3 L’esprit de contestation de Compagnie aboutit à « une manière d’habiter le monde sensible » singulière.

Pour qui connaît les associé·es de Compagnie architecture, l’esprit de contestation est un modus operandi, Chloé Bodart et Jules Eymard n’hésitant pas à travailler dans une remise en question continue. À chaque nouveau projet, imaginer des solutions alternatives n’est pas une option. À les entendre, l’architecte qui répondrait à un programme sans le soumettre à l’analyse, et inévitablement le transformer, ne remplirait pas son rôle. Pour le Port des Arts Nomades (PAN), à l’est de Nantes, un concours remporté en février 2025, Compagnie a transformé la commande initiale d’une rue couverte en rue intérieure devenue l’espace fédérateur d’un bâtiment réunissant dix associations. Remettre ainsi en question un programme induit toujours le risque que le projet, incompris, soit rejeté. D’ailleurs, quand les deux associé·es de Compagnie ne sont pas là pour défendre leur parti, l’agence passe rarement la barre des finalistes. L’esprit de contestation, pour mener au changement, nécessite ce qu’offre le prétoire : une salle d’audience. Seul, le dessin n’est pas un argumentaire suffisant. Il devrait l’être ? Mais alors comment faire comprendre à un maître d’ouvrage que la contre-proposition présentée ne résulte pas d’une incompréhension mais bien au contraire d’une réévaluation pesée du programme pour remédier à ses lacunes ? C’est ainsi que le PAN se retrouvera, lors de sa livraison, agrémenté d’une rue névralgique protégée plutôt que d’un simple passage sous bâches. Compagnie défend farouchement son droit de remise en question de modèles préétablis en transformant systématiquement le programme, même s’il a été établi avec talent comme ce fut le cas pour le Quai M. Dans le cas précis de cette SMAC, le programme architectural avait été rédigé par son directeur Benoît Benazet, à l’issue d’un tour de France de salles de concert : Benazet en avait visité plus de cent. Pour autant, Compagnie a préféré faire sa propre tournée… pour finir par réviser le programme initial. Les architectes ont notamment convaincu le directeur du Quai M de déplacer les studios de répétition du deuxième étage au rez-de-chaussée, faisant du bâtiment un lieu animé à tout moment, pendant et en dehors des heures de concerts.

 

Les transformations issues de l’esprit de contestation de Compagnie sont sans doute plus opérantes dans le champ culturel que scolaire. Le plan atypique de l’école Frida Kahlo est une exception à la règle, portée par la Maire de Bruges Brigitte Terraza, laquelle avait défini la commande en deux mots : une école innovante. Comment a évolué l’engagement de Compagnie depuis ? Quand des maîtres d’ouvrage persistent à vouloir bannir les circulations extérieures dans leurs écoles, las, les architectes augmentent les circulations intérieures… et ajoutent des circulations extérieures ! « S’adoucir oui, mais persévérer… »

 

Chloé Bodart, Jules Eymard et l’équipe de Compagnie architecture composent, au fil des réalisations, une manière d’habiter le monde sensible singulière, à la fois frondeuse et attentive.

Textes par Emmanuelle Borne

Images par Simon Roussin

© Compagnie architecture 2025

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